La période Karaté.

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Extraits de "Karate Story" de Dominique Vincent, vers 1970

En Europe, le karaté est apparu vers la fin des années quarante, et par un tout autre biais. Si jusqu'alors l'histoire du karaté s'est avérée largement tributaire de l'histoire sociale, en l'occurrence, et c'est une exception, elle se confond avec toute une période de la vie d'un homme qui, par ses goûts autant que par ses activités, a su pleinement en assumer le destin : Henry Plée, aujour­d'hui huitième dan de karaté, cinquième de judo, deuxième d’Aikido. Retracer cette période, que tout tend à ramener à une épopée haute en couleurs, équivaut effectivement à retracer, les grands moments de l'existence de ce homme qui fut le véritable pionnier du karaté européen. Le fait que ce fut un français eut, comme on le devine, des conséquences importantes sur le développement de cet art martial dans l'hexagone : le karaté français fut longtemps un karaté d'avant-garde avec tout ce que cela suppose d'avantages et d'inconvénients. Si ce dernier jouit aujourd'hui d'une expérience enviable c'est, d'une certaine façon, grâce au dévouement de son précurseur.


Sportif accompli, Henry Plée fut un des premiers judokas français ; il fut même le quatre-vingt seizième du nom à obtenir la ceinture noire dans cette discipline et ce, évidemment, dans un des tout premiers dojo ouverts en France : le Judo Club de France tenu par Kawaishi. A l'époque, le judo faisait son apparition en France et en Europe et, à l'instar du karaté aujourd'hui, il traînait derrière lui une réputation d'efficacité lourde à assumer. Les légendes les plus fantastiques circulaient à son propos et le simple fait d'évoquer la « plan­chette japonaise » ou le « troisième de hanches » suffisait à susciter dans l'esprit de son interlocuteur tout un paysage exotique traversé par des agents secrets rompus aux techniques les plus mystérieuses ! Tout ce folklore a aujourd'hui heureusement disparu des tatami : l'extension massive de ce sport a ôté toute prise à l'affabulation. Mais, à l'époque, le judo se pratiquait comme un authentique art martial, avec la violence inhérente à tout budo, et les accidents mortels n'étaient pas exceptionnels. Ceci expliquant sans doute cela! Après avoir acquis une certaine maîtrise en judo, Henry Plée a voulu s'essayer à d'autres sports de combat ; cette curiosité l’a naturellement poussé vers la boxe française et c'est avec les meilleurs professeurs d'alors qu'il en apprit l'art. Mais sa recherche du contact n'a pas plu à ces derniers qui l'ont jugée contraire à l'esprit de leur discipline : il dut alors s'en retourner, frustré de ne pouvoir pratiquer une forme de combat où la frappe appuyée aurait droit de cité, et dans laquelle l'usage des pieds ne serait pas proscrit. Il revint finalement au judo ! Pendant ce temps, Henry Plée, aussi versé dans la pratique que dans la théorie, avait entrepris, avec l'aide de son ami japonais, Fukada, la traduction, en anglais et en français, de la grande revue nipponne : Judo­Kodokan. Une fois, alors qu'il feuilletait le grand magazine américain, Life, Henry Plée tomba sur un article consacré au karaté. C'était la première fois qu'il en entendait parler. Jusqu'alors, il avait bien eu connaissance de l'existence d'autres arts martiaux que le judo ; il savait ce qu'étaient le kyudo ou le kendo. L'aïkido ne lui était pas inconnu non plus puisque, à l'occasion de la venue de Minoru Mochizuki, véritable samouraï des temps modernes qui, dit-on, est l'homme à réunir le plus de dan dans les budo les plus divers, il découvrit ce que signifie l'union du corps et de l'esprit : il fut frappé, si l'on peut dire, par la fantastique efficacité de cet homme déjà âgé. Malheureusement, ce dernier n'eut pas le temps d'initier notre pionnier au karaté. Conséquent avec les principes de paix qui soutendent la pratique de l'aïkido, il était venu en France pour se joindre au mouvement de protestation contre la bombe atomique : cette activité militante lui valut d'être expulsé de France. Minoru Mochizuki, le père d'Hiroo, est le premier Japonais à s'être rendu en France. Son départ, aussi précipité qu'involontaire, laissa donc Henry Plée dans la même ignorance. Celui-ci, toujours aussi intrigué par ce « nouvel » art martial que personne ne connaissait, se tourna en désespoir de cause vers son ami Fukada. A sa grande stupeur, ses questions trouvèrent une réponse : Fukada connaissait le karaté pour l'avoir pratiqué à l'université ; il en était même premier dan, ce qui, à son avis, ne l'autorisait nullement à en dispenser les rudiments. Instruit des principes traditionnels de modestie, il se jugeait bien trop ignorant de son art pour initier qui que ce soit ; néanmoins, il acceptait de collaborer aux recherches d'Henry Plée en se chargeant du travail de documentation. Sa qualité de président du Pen Club japonais le désignait très logiquement à cette tâche ; il lui fit parvenir un livre, le Ten-No-Kata, rédigé par le fils de Funakoshi : Yoshikata. Un autre ami, Donn F. Draegger, dont nous avons parlé plus haut, prit sur lui aussi de l'aider dans ses recherches. Seul instructeur étranger du Kodokan de Tokyo – le temple du judo ! – co-fondateur de la Fédération Américaine des Ceintures Noires, ses connaissances en matière d'arts martiaux l'ont fréquemment amené à s'occuper d'activités parallèles comme, par exemple, la formation rapide des acteurs de cinéma. C'est ainsi qu'il s'est chargé de l'instruction de Sean Connery quand celui-ci tournait « On ne vit que deux fois », volet de la célèbre série des « James Bond ». Au Japon, ce rôle est dévolu aux meilleurs pratiquants choisis par l'Union des Acteurs Pratiquants ! Donn F. Draegger, pour aider Henry Plée, lui envoya un film tourné au Japon dans lequel on voyait les maîtres Obata, Nishiyama, et Nakayama, alors qu'ils étaient encore très jeunes, se livrer à une démonstration devant le général Mac-Arthur ; c'est à la suite de cette démonstration que le chef de l'Etat-Major U.S. décida d'autoriser le karaté. Ce film et le livre de Yoshikata Funakoshi furent les premiers « professeurs » d'Henry Plée. Travaillant sur la base de ces documents, il commit alors toutes les erreurs possibles, comme il se plaît à le dire lui-même ! De chaque expert, il ne retenait que les « défauts » ; nous employons les guillemets car, comme nous aurons l'occasion de l'expliquer plus loin, les « défauts » des experts ne sont que très rarement des défauts ! Passionné par le karaté, Henry Plée va alors s'y adonner totalement et tenter de le diffuser en France, en même temps qu'il s'attachera à parfaire son niveau en « important » des experts japonais choisis par ses amis.


Dans les années 53-54, Henry Plée se mit à enseigner. Les photos qu'on a de lui, à cette époque, le montrent en hakama noire : ce costume insolite sur un karatéka s'explique par le fait que notre pionnier ne tenait pas du tout à ce que l'on confonde le judo et le karaté, dont les kimonos se ressemblent beaucoup et, il a eu la franchise de nous l'avouer, avec cette tenue tombant jusqu'aux pieds, il pouvait ainsi dissimuler ses jambes qu'il avoue n'être pas très bonnes ! Seul professeur en France, il dut essuyer les plâtres plus souvent qu'à son tour. On vint le défier de nombreuses fois, et il dut faire face à une campagne de dénigrement systématique. En effet, contrairement à ce que l'on pourrait penser, à en juger d'après son succès actuel, le karaté n'a pas rencontré un accueil des plus chaleureux. Loin s'en faut même ! Brocardé par tous les judokas qui voyaient en lui un concurrent menaçant quand ils le prenaient au sérieux, ce qui était loin d'être toujours le cas, ses anciens amis parlaient du « karaplée » ! le karaté dut briser l'hostilité et le scepticisme de gens peu enclins à considérer les aspects positifs d'un produit « nouveau » et, qui plus est, d'importation. C'est de cette époque, à tous égards héroïque, que date la réputation  selon laquelle les karatékas seraient des casseurs. S'il est exact que les premiers adeptes du karaté se livrèrent à de nombreuses démonstrations de casse et à autant de « numéros » qui les apparentaient plus à des bateleurs qu'à des techniciens du combat, s'il est vrai encore que ces protagonistes répondirent à bien des défis, il faut préciser, à leur décharge, qu'ils ne pouvaient faire autrement sous peine de discréditer à jamais le karaté. Avertis de ce climat d'animosité, de nombreux experts japonais préférèrent décliner l'invitation que leur avait adressée Henry Plée : brûlants de connaître la France jusqu'alors, ces derniers se sentirent subitement d excellentes raisons de rester près de leurs pénates ! C'est là un des paradoxes de l'esprit de nombreux karatékas japonais : ils se font une haute opinion d'eux-mêmes, opinion souvent confirmée par leurs succès en championnats, mais ils se défilent au moindre défi, invoquant l'éthique budo ! Deux karatékas, et non des moindres, furent cependant d'accord pour venir en France et assumer cette part de risques : il s'agit de Murakami et de Mochizuki fils qui, à l'époque, pratiquait le shotokan. Nous étions en 1957. Ces deux experts, après avoir établi leurs quartiers à Paris, voyageront à travers l'Europe où ils diffuseront, timidement encore, le karaté.
Précurseur du karaté français et européen, Henry Plée sera logiquement le protagoniste de son organisation. En 1954, il fonda la Fédération Française de Karaté et de Boxe Libre, premier organisme officiel du genre. Mais la guerre froide qui sévissait depuis l'apparition du karaté en France, entre son frère ennemi, le judo, allait rapidement compromettre l'indépendance relative de cet organisme. En 1960 le karaté était sommé de rejoindre les rangs de la Fédération Française de Judo et de Disciplines Associées. La France, par sa petite avance sur ses voisins européens, avait systématiquement la primeur de tous les déboires : en effet, les nombreuses anicroches qui se dressèrent entre le karaté et le judo français préfigurèrent les tracasseries incessantes que rencontra l’organisation  et le développement du karaté en Europe. Sans partialité aucune, nous pouvons ainsi affirmer que le Judo, pendant toute cette période d’apparition du karaté en Europe, s’employa à lui mettre des bâtons dans les roues.


 1966 marque une date importante dans l'histoire du karaté européen. C'est l'année de la création de l'Union Européenne de Karaté et des premiers Championnats Européens. Si nous n'en sommes encore qu'aux premiers pas de son développement, les choses paraissent cependant définitivement bien engagées. Presque tous les pays du continent, grâce à l'enseignement des meilleurs experts japonais, tels Kanazawa, Shiraï, Enoeda, Nanbu, Mochizuki, Kasé, Murakami et d'autres encore, sont désormais nantis d'excellentes bases techniques. Il serait fastidieux de dresser l'itinéraire que suivirent ces experts : ils bougèrent énormément, se déplaçant de capitale en capitale, organisant des stages dans différents pays, revenant sur leurs pas, regagnant quelque­fois le Japon, pour ensuite, revenir en Europe ; certains poussèrent leur marche jusqu'en Afrique même !
Cette croissance rapide du karaté n'échappa pas aux dirigeants des fédérations nationales, souvent inféodés au judo d'ailleurs ! C'est pour contenir cet essor qu'ils mirent sur pied l'U.E.K. Ses statuts furent ceux d'un organisme conscient sinon de sa force présente, du moins de sa puissance imminente : ses représentants se réservaient le choix de reconnaître, parmi les multiples fédérations américaines et les non moins nombreuses fédérations nipponnes, celles qui leur paraî­traient les plus représentatives ! Sans doute échaudés par quelque mauvaise expérience, les dirigeants de l'U.E.K., à l'instigation de leur président Delcourt, s'engageaient à ne privilégier aucun style au détriment d'un autre. Pour eux, le karaté était un et indivisible ! Nous savons qu'un des tous premiers experts japonais venus en France, Harada, pour défendre les « intérêts » de son style probablement, essaya de persuader les organisateurs français qu'il était impossible, voire inconcevable, de faire combattre ensemble un pratiquant de wado-ryu et un autre de shotokan ! L'année 1966 est aussi celle de l'apparition de la seule revue française consacrée aux arts martiaux : l'excellent Budo. Son fondateur est encore Henry Plée !
En 1961, on comptait 190 licenciés dont 20 ceintures noires. Pour obtenir les effectifs des années suivantes, il suffit de savoir que chaque saison sportive voyait l'inscription d'un fort contingent de nouveaux venus, évalués à 20 à 30 % du chiffre total de pratiquants. Sur la base de cette augmentation régulière, il est facile de calculer la courbe de progression du karaté qui culmine aujourd'hui à 80 000 pratiquants. Cette ascension spectaculaire a connu de nombreux coups de fouet tels que les 11e Championnats du Monde, la mode Bruce Lee, etc.


Les Premiers Championnats de France eurent lieu en 1962. 500 spectateurs y assistaient ! ce qui montre assez bien l'aspect encore « confidentiel » du karaté pendant cette époque. Les Premiers Championnats d'Europe, qui bénéficièrent d'une petite publicité dans les journaux, réussirent le tour de force d'attirer en 1966 quelques 2 500 curieux...
De 1960 à 1970, le karaté a vu ses effectifs grimper régulièrement : en France comme à l'étranger. Nous sommes malheureusement trop pauvres en données arithmétiques pour pouvoir en dresser un tableau exhaustif: la jeunesse de ce sport, conjuguée à l'existence de multiples fédérations dissidentes dont l'objectivité en matière de chiffres resterait à prouver, nous prive de statistiques péremptoires. Notons seulement qu'en France, les dirigeants de l'Union Française de Karaté envisageaient, dès 1968, de se donner les moyens de contenir une extension massive de leur art. Si l'ascension constante du nombre de pratiquants confirmait par avance leurs prévi­sions, on peut, à bon droit, se demander quels moyens précis ces organisateurs comptaient employer. En effet, à cette époque, leur principal argument publicitaire reposait sur la compétition : le shiaï fut longtemps l'unique cheval de bataille du karaté. Si celui-ci réussit à marquer quelques beaux points, ses succès n'eurent cependant presqu'aucun effet sur le grand public. La presse, régulièrement informée du calendrier des rencontres sportives, refusa presque systématiquement de s'en faire l'écho : à peine, ici et là, un parcimonieux entrefilet faisait-il allusion aux « grands » événements du karaté ! Sans exagération, nous pouvons affirmer que le karaté ne bénéficiait d'aucune publicité digne de ce nom, et que sa seule expression publique se réduisait à une timide réclame. Celle-ci était le plus souvent l'oeuvre des professeurs de karaté eux-mêmes à la recherche d'élèves, et son lieu de prédilection était les gouttières, à la manière des petites annonces ! Aujourd'hui, les choses ont bien changé et la moindre affiche de karaté fait l'objet des plus sérieuses études de graphisme : le karaté est devenu un phénomène de masse, et le cinéma est à l'origine de cette croissance subite.

Cette photo de groupe a été prise au dojo de la Montagne, dans les années 1950. On y reconnaît Henry Plée (entouré) avec à sa gauche, le maître Oshima. A l'arrière-plan, on aperçoit un débutant qui fera parler de lui : Jacques Delcourt, qui présidera aux destinées du Karaté français pendant 40 ans.

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